Donc, dans une tout amicale et paisible conversation entre deux personnes qui sont dans des rapports de parfaite égalité soudain "mon petit" surgit.
Celui à qui il est envoyé en reçoit comme une légère décharge... ou, si l'on ne craint pas de servir d'une encore plus banale comparaison, il éprouve une sensation semblable à celle qu'on a quand on touche une ortie ou quand on frôle du doigt le bord poilu d'une feuille cactus.
C'est alors que le drame, ou si vous aimez mieux, le jeu auquel vous êtes convié commence.
Que fait-il, croyez vous?
La réponse qui aussitôt se présente est que vraisemblablement il fait semblant de n'avoir rien senti et que la conversation sans le moindre cahot se poursuit.
(...)
Mais qu'on se donne la peine de (...) l'observer avec une certaine attention et on perçoit... pas aussitôt, pas facilement, c'est si confus, fuyant... à peine est-ce entrevu que cela a disparu... mais si l'on parvient à le fixer assez longtemps... regardez...
Celui en qui "mon petit" mêlé à d'autres mots s'est introduit, aussitôt l'en sépare, s'en empare, l'examine... c'est bien cela, impossible d'en douter, si étonnant que ce soit, dans le calme, dans la détente parfaite brusquement cette agression, pas la guerre, non, juste une inquiétante, intolérable incursion... à la faveur de l'état de paix une petite troupe s'est permis de franchir la frontière... Aussitôt ici l'alerte est donnée... inutile de sonner le branle-bas de combat, il suffit de recourir à un certain dispositif de défense très efficace en pareil cas... il est tout prêt, "Ne me dites pas mon petit" est là, des mots-fusées qui vont éclairer brusquement l'intrus, le mettre en fuite, lui servir d'avertissement, lui ôter l'envie de recommencer... "Ne me dites pas mon petit"... il suffit de les lancer...
Mais qu'attend-il? Que lui est-il arrivé? Il ne peut pas bouger, il est comme ligoté... c'est, qui de nous ne l'a éprouvé... c'est qu'il est pris dans le fil de la conversation ou plutôt que ce fil autour de lui s'enroule, le tient enfermé... il regarde ces mots qui sont là, tout près... mais il faut pour les atteindre, pour s'en emparer rompre ce fil, le déchirer et arrachant tout, bondissant au-dehors lancer, déclenchant la lumière aveuglante, le fracas: Ne me dites pas "mon petit"... et il n'en a pas la force, le lien qui l'enserre est trop solide, trop bien noué, il fait quelques mouvements pour se dégager, il tressaute faiblement puis il renonce, il fait semblant...
(...)
Faire semblant, comme on fait lorsque l'autre en vous parlant vous envoie quelques gouttes de salive au visage et qu'on s'essuie doucement en prenant garde que l'autre ne s'en aperçoive pas, il ne faut rien lui montrer ce serait indélicat, il ne l'a pas fait exprès...
Il ne l'a pas fait exprès, bien sûr que non, voyons, ce mot lui a échappé, c'est une cheville, un mot de liaison dont il lui arrive parfois de se servir sans aucune intention de se grandir, de désigner de son haut, de réduire à de ridicules proportions... il suffit de le regarder... il serait stupéfait de toute cette agitation, de des troupes traversant les frontières, de ces fils qui enserrent, de ces mots-fusées, de ces remorques, de ces langues étrangères, de ces grenouilles, de ces boeufs, de ces vapeurs brûlantes, de ces bulles, de ces jeux, de toutes ces contorsions, de ces tremblantes tentatives... mais quel écorché vif, mais quel esprit vindicatif, soupçonneux, orgueilleux... et il aurait raison, au fond, n'est-ce pas? Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui ou pour un non, si on ne laissait pas très raisonnnablement passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires?
Nathalie Sarraute, "Mon petit", L'usage de la parole, éditions Gallimard, 1980, collection folio.
Il ne s'agit pas exactement de nouvelles, plutôt d'essais, encore que l'auteur mette en scène des personnages qui nous ressemblent tellement que ce sont bien des histoires de vie qu'elle nous donne à lire. Ces histoires tournent toutes autour du thème "les mots sont piégés", il y a le mot en trop, comme ici, le mot qui n'est pas dit, et pour cause, le mot inadéquat... En plus du mot, il y a parfois le ton qui va avec les mots, éventuellement celui du "c'est bien... ça" de "Pour un oui ou pour un non", du même auteur. Pour qui aime les mots, je n'en vois qu'un, même s'il est quelque peu galvaudé: incontournable!
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