
Il se disait cela en lui-même et il marchait. L'après-midi était doux. Il venait de se raser.
"La force des choses est supérieure à celle des gens."
Il alluma une cigarette, se délecta de l'incandescence fervente du soufre et reprit sa promenade en songeant au théorème de Coriolis et au vortex: "Remplir une baignoire, la vider et observer le sens de rotation de l'eau quand elle s'engouffre dans le siphon. Dans l'hémisphère Nord, elle s'enroule de droite à gauche, dans l'hémisphère Sud, de gauche à droite."
Il s'assit sur un banc et songea à sa propre vie. Il la mit en perspective avec l'inversion du sens de rotation des eaux usées et se demanda si tout ce qui allait de travers dans son existence dans cet hémisphère Nord tournerait dans le bon sens dès qu'il franchirait la barre de l'équateur. Coriolis avait émis, avant toute chose, un théorème d'espérance. Ce qui allait mal quelque part s'arrangeait forcément ailleurs.
"Dans le fond, est-ce bien important de savoir si l'on quittera le monde en s'écoulant de droite à gauche ou de gauche à droite? Je ne sais pas. Mais je ne dois pas m'effrayer à l'avance du vide et de l'ampleur de l'égout. Le théorème est une approche du néant qui ne prend pas en compte la destinée de l'être mais l'ordre de la terre qui le recouvrira. C'est une observation, pas un point de vue. Le départ est-il moins douloureux au sud qu'au nord?"
Son esprit était en proie à une grande confusion. Il sentait qu'en lui la maladie se propageait comme une rumeur, insidieusement. Il n'avait jamais oublié Coriolis à cause du Coriolan de Beethoven. Cela n'avait aucun rapport. Mais quel rapport existait-il entre un homme et une femme, une feuille et un arbre, un père et son fils?
Une douleur désormais familière lui stria le dos. Il n'y attacha pas une attention particulière. La lumière du couchant se reflétait dans les vitrines des magasins. L'avenue le conduisait tout droit vers l'océan. A cet instant, il aurait aimé se laver les mains. Et puis partir avec l'eau, s'enroulant sur lui-même, en accord avec les lois de la Terre. Il se sentait prêt.
Jean-Paul Dubois, "Vous aurez de mes nouvelles", 1991. En version poche, Seuil 2006.
Accompagnées ou non, les drôles de promenades de Jean-Paul Dubois ne mènent jamais qu'à soi-même... fins de vie, nouveaux départs, sait-on jamais? Le narrateur est toujours un homme, il a souvent quitté une femme, il s'en console parfois, mais pas toujours - il se peut aussi qu'il la retrouve un jour... il est parfois malade, voire mort... il est souvent malheureux, heureux peut-être à l'occasion, mais sans toujours le savoir - à moins que ce ne soit le contraire? "La vie est un sport individuel", que nous sommes quelques uns à pratiquer...: autant de lecteurs potentiellement intéressés!
Du même auteur et dans la même veine, il faut absolument lire "une vie française", en particulier si on est quinquagénaire car dans ce cas le plaisir du livre se double de celui d'un rendez vous avec soi-même et ses fantômes à toutes les pages. La dernière page est sublime.
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