mercredi 7 juin 2006

Pourquoi tu ne m'aimes pas ?

Linda fronça les sourcils; elle s'assit brusquement sur sa chaise longue, les genoux contre sa poitrine, les mains croisées sur ses chevilles. Oui, voilà son véritable grief contre la vie. Voilà ce qu'elle n'arrivait pas à comprendre. Voilà la question qu'elle posait et reposait sans cesse, en guettant une réponse qui ne venait jamais. On pouvait bien raconter que la maternité était le lot commun des femmes. Ce n'était pas vrai. Elle, en tout cas, pouvait prouver que c'était faux. Elle était brisée, abattue, vidée de tout courage par ses maternités. Et ce qui rendait la chose doublement difficile à supporter, c'est qu'elle n'aimait pas ses enfants. Il ne servait à rien de prétendre le contraire. Même si elle en avait eu la force, elle ne se serait jamais occupée des petites, elle n'aurait pas joué avec elles. Non, c'était comme si un souffle glacé l'avait transie jusqu'au tréfonds de son être à chacun de ces horribles voyages; elle n'avait plus aucune chaleur à leur donner. Quant au petit - ma foi, Dieu merci, maman l'avait pris en charge; il appartenait à maman, ou à Beryl, ou à qui voulait de lui. Elle l'avait à peine dans ses bras. Il lui était si complètement indifférent que pendant qu'il dormait là, à côté... Linda jeta un coup d'oeil sur la pelouse. 


Le petit s'était retourné. Il lui faisait face et ne dormait plus. Ses yeux bleu foncé de bébé étaient ouverts; il avait l'air d'épier sa mère. Et tout à coup, un sourire creusa deux fossettes dans ses joues, un large sourire édenté, littéralement radieux.
"Je suis là! semblait dire ce sourire heureux. Pourquoi tu ne m'aimes pas?"
Ce sourire avait quelque chose de si insolite, de si inattendu, que Linda elle-même sourit. Mais elle se ressaisit et déclara froidement au petit:
"Je n'aime pas les bébés.
- Tu n'aimes pas les bébés?" Le petit ne pouvait pas la croire. "Tu ne m'aimes pas, moi?" Il agita sottement les bras en regardant sa mère.
Linda se laissa glisser sur la pelouse.
"Pourquoi souris-tu toujours? demanda-t-elle sévèrement. Si tu savais à quoi j'étais en train de penser, tu n'en aurais pas envie."
Mais il se contenta de plisser les yeux d'un air malicieux et fit rouler sa tête sur l'oreiller. Il ne croyait pas un mot de ce qu'elle disait.
"Nous savons bien ce qu'il en est!" sourit le petit.
Linda n'en revenait pas de l'assurance de cette petite créature... Ah, non, sois honnnête. Ce n'était pas cela qu'elle ressentait; c'était quelque chose de bien différent, quelque chose de si nouveau, de si... Les larmes dansèrent dans ses yeux; elle murmura au petit dans un souffle: "Coucou, mon petit clown!"
Mais le petit avait déjà oublié sa mère. Il était redevenu sérieux. Quelque chose de rose, quelque chose de doux s'agitait devant lui. Il tendit brusquement la main et cela disparut aussitôt. Mais quand il retomba sur l'oreiller, une autre chose apparut, pareille à la première. Cette fois, il était bien décidé à l'attraper. Il fit un énorme effort et roula sur le ventre.


Katherine Mansfield, La Baie

Nouvelle précédant Mariage à la mode, dans le petit livre du même nom, éditions Gallimard, Folio, contenant donc deux nouvelles extraites de La Garden-Party et autres nouvelles

Comment ne pas s'inquiéter de ce que va devenir ce bébé et comment ne pas faire le lien entre ce qui nous est raconté ici et le comportement des maris que décrit volontiers Katherine Mansfield dans ses nombreuses nouvelles? Peut-on rêver d'un monde dans lequel les mères puissent aimer suffisamment leurs enfants pour les vacciner à vie contre l'indifférence à la souffrance de leur prochain et les prémunir de toute humeur belliqueuse...?
Il est vrai que l'univers dépeint par l'auteur a disparu depuis longtemps et les femmes ne sont, dans nos pays tout au moins, plus assujetties à la maternité et peuvent choisir d'aimer leurs enfants. Mais en dehors de cela, les sentiments qui les agitent, cette petite musique intérieure propre à chacun en même temps qu'universelle, curieuse mixture de désirs des profondeurs et de viles lâchetés quotidiennes, ce permanent dialogue intérieur si bien capté par l'auteur, a-t-il tellement changé?
Le Journal de Katherine Mansfield, largement dédié à l'écriture et à ses peines, est au moins aussi passionnant que ses nouvelles, dont il fournit parfois la genèse.

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