samedi 3 novembre 2007

Les arpenteurs du monde


Enfin la portière s'ouvrit avec fracas, et Gauss mit prudemment pied à terre. Il recula en tressaillant lorsque Humboldt le saisit aux épaules et s'écria: Quel honneur, quel grand moment pour l'Allemagne, pour la science, pour moi-même!
Le secrétaire prit des notes, l'homme qui se trouvait derrière la caisse en bois souffla: Maintenant!
Humboldt se figea et murmura sans bouger les lèvres que c'était M.Daguerre, l'un de ses protégés; il travaillait à un appareil qui fixerait cet instant sur une couche d'iodure d'argent sensible à la lumière, et l'arracherait à la fuite du temps. Il ne fallait surtout pas bouger, de grâce! 



Gauss dit qu'il voulait rentrer chez lui.
Juste un instant, murmura Humboldt, quinze minutes environ, on avait déjà fait des progrès considérables. Encore récemment, cela durait beaucoup plus longtemps; lors des premiers essais, il avait cru que son dos ne les supporterait pas. Gauss voulut se libérer, mais le petit vieillard le maintenait avec une force surprenante, et il murmura: Prévenez le roi! Le messager était aussitôt parti au pas de course. Puis, visiblement parce que l'idée lui traversait l'esprit à ce moment précis, il s'écria: Prenez note, évaluer la possibilité d'un élevage de phoques à Warnemünde, les conditions semblent favorables, me présenter les résultats demain! Le secrétaire prit note.
(...)
Un policier entra dans la cour et demanda ce qui se passait là.
Plus tard, souffla Humboldt, les lèvres serrées.
Ceci est un attroupement, dit le policier. Ou bien on se dispersait sur-le-champ, ou bien il se verrait dans l'obligation de verbaliser.
Je suis chambellan du roi, souffla Humboldt.
Pardon? Le policier se courba.
Chambellan du roi, répéta le secrétaire de Humboldt. Membre de la cour.
Daguerre demanda au policier de sortir du champ. Le policier recula, les sourcils froncés. Premièrement, n'importe qui pouvait affirmer cela, et deuxièmement, l'interdiction d'attroupement était valable pour tout le monde. Et lui là-bas, il montra Eugène du doigt, c'était de toute évidence un étudiant. Là les choses se compliquaient sérieusement.
S'il ne disparaissait pas à la seconde, dit le secrétaire au policier, il aurait des problèmes dont il n'avait encore aucune idée.
On ne parle pas comme ça à un fonctionnaire, dit le policier, l'air hésitant. Il leur donnait cinq minutes.
Gauss gémit et se dégagea de force.
Ah non, s'écria Humboldt.
Daguerre frappa du pied par terre. Maintenant cet instant était perdu à jamais!
Comme tous les autres, dit Gauss calmement, comme tous les autres.

Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, Actes Sud, 2006.
Roman traduit de l'allemand par Juliette Aubert.

Le monde entier n'est que courbe, mesure, calcul... Humboldt a passé sa vie à le parcourir pour en faire des relevés, on le considère comme l'un des pères de la géographie. Gauss appréhendait l'univers sans sortir de son bureau, il a laissé son nom à une courbe qui, paraît-il, était le cadet de ses soucis. Deux vies qui sortent de l'ordinaire, deux hommes qui ont marqué leur époque, deux fous de science, avec leurs travers et leurs ridicules, qui ont aussi eu une enfance, des parents, puis grandi, vieilli... comme tout un chacun.
Si cet ouvrage ne prétend pas rendre compte de leur biographie précise, il n'en est pas moins érudit et l'auteur comble avec bonheur les vides de sa documentation. Le ton est alerte et plein d'humour, on ne s'ennuie pas un instant et on a vraiment l'impression de voir vivre les personnages.
L'illustration vient du site de Yann Arthus-Bertrand qui, à sa manière, fait lui aussi partie des héritiers contemporains des deux grands hommes. On la trouve dans l'ensemble intitulé La terre vue du ciel, site et/ou livre plein de photographies magnifiques et inattendues.

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