lundi 12 février 2007

Le framboisier


Une vieille femme toute menue, qui avait toujours le sourire aux lèvres, quitta son jardin pour se rendre dans la cuisine. Elle venait de passer vingt minutes en plein soleil, à regarder son beau framboisier qui était mort pendant la nuit. Au lieu des framboises rouges et pimpantes elle avait trouvé des fruits noirs et desséchés qui tombaient sur le sol dès qu'on essayait de les toucher.

La lumière du soleil, pénétrant par la fenêtre de la cuisine, éclairait tout de son éclat doré, tandis que la petite vieille à l'éternel sourire appelait sa soeur, le coeur gros. Sa soeur avait quatre-vingt-huit ans et vivait en Californie. La vieille dame lui dit:
- Le framboisier est mort.
Ce à quoi sa soeur rétorqua:
- Eh bien, les petits-enfants sont virés de l'école et Martha est enceinte et Sam a demandé le divorce et sa femme sort avec une gitane. Le bébé a la grippe et n'arrête pas de tousser. J'étais chez eux l'autre jour et ils ne font plus que parler d'argent depuis que Tom a été renvoyé de l'usine. Pour ne rien de dire de Timothy, qui continue à coucher à tire-larigot, si bien qu'on est tous persuadés qu'il a le sida, la gonorrhée ou un truc dans ce goût-là. Et aujourd'hui, qu'est-ce que je vois aux nouvelles? Il y a eu un ouragan dans les Andes où, comme tu sais, David et Sue sont allés skier la semaine dernière. Nous sommes tous, ici, consumés par le chagrin et l'inquiétude.
La petite vieille qui avait toujours le sourire aux lèvres écouta sa soeur et, lorsque la conversation prit fin, elle raccrocha et resta assise, dans sa cuisine mouchetée d'or.
(...)

Sheila Heti, Les fables du milieu, 10/18, domaine étranger, 2001.

Etonnant petit livre, fait de trente nouvelles étranges, récits incongrus, contes, combinant le merveilleux et l'horreur ordinaire, fantasques le plus souvent, cruellement réalistes parfois. Bien sûr, on savait déjà qu'être amoureux d'une princesse qui ne veut pas de vous est le meilleur moyen de ne pas voir sa vie passer, que même une femme qui a tellement peu d'importance qu'elle vit dans une chaussure peut compter pour quelqu'un, mais qui s'est déjà interrogé sur la solitude du petit beignet tombé sur le sol? Même si le voisinage peut surprendre, on croise aussi des gens ordinaires, des pas beaux et des pas belles, des vieillards solitaires, des jeunes à la dérive, des moins jeunes empêtrés dans une vie dont ils ont perdu le contrôle. Le fil directeur semble être la solitude à laquelle chacun est inéluctablement renvoyé, quelle que soit sa nature profonde... A la fin du livre, on ne sait plus trop faire la part des choses entre un merveilleux qui l'est si peu et le quotidien qu'on voit soudain autrement. On n'est pas obligé de tout adorer mais ça vaut le détour...

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